Qui m'a traité d'écologiste ?
Une chose existe-t-elle s'il n'y a pas de mot pour la désigner ? Question pour le moins étonnante au premier abord, mais question très compliquée d'un point de vue philosophique, entre solipsisme et idéalisme. Le philosophe irlandais George Berkeley soutenait que n'ont une existence que les choses pouvant être perçue et que ce qui rend un objet réel est déterminé par la perception et l'esprit de l'observateur. Il est évident que les micro-organismes, les plantes et les animaux existaient déjà avant l'invention du langage humain. Mais, pensez aux espèces cryptiques : si seule une poignée d'experts peut dire que de minuscules variations de forme, de phénologie ou de comportement font de deux populations deux espèces distinctes, peut-on dire qu'elles existaient avant que nous ne leur donnions des noms latins distincts ? Je ne peux pas répondre à la question, mais je peux dire pourquoi je pose la question.
Récemment, j'ai eu une discussion intéressante sur l'écologie avec un garçon de 12 ans. Il se trouve que je me définissais comme un scientifique étudiant l'écologie. "Alors, vous êtes écologiste", m'a-t-il dit. "Fichtre, non, je suis écologue ". Et là, vous vous dites peut être que je pinaille. Oui, je suis français, c'est donc bien normal. Mais si j'étais québécois, je ferais la différence entre écologiste et environnementaliste. C'est que les québécois ont trop infusé l'anglais de leurs voisins me direz vous. Peut-être. Mais cela mérite précision.
Un anglophone fait clairement la différence entre "ecologist" et "environmentalist". Un ecologist est un scientifique qui étudie l'écologie (l'étude des relations entre les espèces et leur environnement). Un environementalist est "une personne qui s'intéresse à l'environnement naturel et qui veut l'améliorer et le protéger" (selon le dictionnaire en ligne Oxford). Bien sûr, certains ecologists peuvent être des environmentalists, mais tous les environmentalists ne sont pas des ecologists tous n'ont pas nécessairement de bases scientifiques dans le domaine de l'écologie.
Donc, en bon français de France, disons que l'on a bien deux mots différents. Écologue est l'équivalent français de "ecologist" sensu stricto, et écologiste" correspond à "environmentalist". Beaucoup de gens disent simplement "écolo" pour qualifier les membres et les sympathisants du parti des Verts. Mais à moins que vous n’ayez étudié l'écologie à l'université, ou que vous n'ayez des proches parents qui se définissent comme écologues (= ecologist, vous suivez), il y a des chances que vous n'ayez jamais entendu le mot écologue.
Et c'est nous revenons à la question de départ : les écologistes (scientifiques) existent-ils s'il n'y a pas de mot pour les décrire ?
La question n'a peut être qu'un intérêt très limité, mais elle me porte à réfléchir à la façon dont l'écologie, en tant que science, est perçue dans la société, et à la façon dont les préoccupations environnementales sont scientifiquement fondées dans l'esprit du grand public s'il n'y a pas de mot pour définir les scientifiques qui étudient l'écologie.
J'ai envoyé un e-mail à une poignée de collègues et d'amis internationaux dont la langue maternelle n'est pas l'anglais pour leur demander s'il existe des mots différents, dans leur langue maternelle, pour distinguer écologues et écologistes, et si selon eux, les gens normaux définiraient spontanément l'écologie comme une science, si on leur posait la question. Twitter a aidé aussi.
LANGUE -- ECOLOGUE / ECOLOGISTE
(résultats bruts, a compléter)
- Français -- écologue / écologiste
- Anglais -- ecologist / environmentalist
- Allemande -- Ökologe ou Ökologin / Naturschützer ou Naturschützerin ou Umweltforscher
- Espagnol -- Ecologo / Ecologista ou
- Flamand -- Ecoloog / Milieuactivist (or rarer: ecologist)
- Grec -- Οικολόγος (peu connu hors cercles académiques) / Περιβαλλοντολόγος
- Russe -- эколог (peu utilisé, comme écologue) / экоактивист
- Italien -- Ecologo / Ambientalista
- Lithuanie -- Ekologas / Gamtosaugininkas (aka "protecteur de la nature")
- Arabe -- Pas de mot précis, on utilise le français ou l'anglais / حزب الخضر (± parti écologiste)
- Danois -- økolog (mais peu employé au sens "scientifique") / Miljøforkæmper
Les réponses donnent à réfléchir. Si l'on résume grossièrement les résultats en se basant sur n = 1 réplique par pays et 10 pays à travers le monde, on peut se retrouver dans trois situations :
- Écologue (scientifique) et écologistes (activiste/politique) sont des mots clairement définis, qui décrivent deux aspects différents de la relation des gens avec l'écologie.
- Il y a un mot pour écologue, mais écologiste est un concept plus flou
- On voit très bien ce qu'est un écologiste, mais un écologue... quoi ? Parce que l'écologie c'est de la science ? Première nouvelle !
La situation idéale est la première, avec deux mots bien identifiés, suggérant des concepts bien délimités. C'est par exemple le cas en anglais, en espagnol (Espagne et Mexique), en tchèque...
Je ne sais pas trop quoi penser de la deuxième situation (par exemple, en Finlande, Russie). En tant qu'écologue, et plus généralement en tant que scientifique et citoyen, je suis heureux que l'écologie soit valorisée en tant que science, et que les écologistes soient reconnus pour ce qu'ils font. Mais, quelle que soit l'opinion politique de chacun, il est un peu inquiétant qu'il n'y ait pas de mot spécifique pour décrire les écologistes. La situation est peut-être plus complexe que ce que révèle mon sondage vite-fait-mal-fait. Peut-être qu'il existe des mots différents pour les activistes, les militants, les partisans des Verts, peu importe. Et peut-être que cela est en fait très sain.
Je suis beaucoup plus préoccupé par la troisième situation, qui décrit assez bien ce qui se passe en France, mais aussi en Grèce : un seul mot pour les gouverner tous, mais très mal. Si nous n'avons pas un mot pour décrire les écologues (ou s'il n'est pas connu/employé), il y a un risque que l'écologie ne soit pas identifiée comme une science. De fait, on peut légitimement se demander quel est le fondement écologique (disons scientifique) de la pensée environnemental(ist)e dans la population française. Lisez-moi bien, je ne suis pas en train d'écrire, de suggérer ni même de penser que les écologistes français (ou ceux des pays correspondant à la troisième situation mentionnée ci-dessus) n'ont pas de bagage scientifique, et que les politiques environnementales n'ont pas de fondement scientifique. Ce qui m'interroge, c'est la culture écologique et environnementale du grand public.
Je suis preneur de commentaires constructifs pour faire avancer la/ma réflexion sur la question. Je n'ai pas assez de culture sur l'histoire de l'écologie et des mouvements écologistes en France pour expliquer ce paradoxe, ou même pour me faire une idée précise sur la question. Je vais essayer de relire les livres de Valérie Chansigaud "les français et la nature, pourquoi si peu d'amour" et de Patrick Matagne "Comprendre l'écologie et son histoire" ; et après je reviendrai rédiger une conclusion décente à ce billet.

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