Un scientifique doit il présenter le verre à moitié vide ou à moitié plein ?

La Science (oui, avec un 'S' majuscule) est une entreprise collective, rigoureuse, objective, indépendante (des différentes formes de pouvoir dans la société). C'est ce qui en fait une activité entreprise noble, vertueuse, belle etc etc. C'est du moins ce que l'on voudrait qu'elle soit. Mais c'est une vision un peu idéalisée.

Bien sûr, tous scientifiques professionnels (comprenez : ceux dont les revenus sont tirés de la pratique de la science) souscrivent formellement ou tacitement à un contrat de rigueur et de matérialisme méthodologique qui sous entend cet idéal de vertu et d'objectivité. Le mesquin et l'aigri - ou peut être simplement le vigilant - m'opposeront les cas de méconduites scientifiques plus ou moins graves qui font parfois les gros titres de la presse et que Nicolas Chevassus-au-Louis qualifie de 'Malscience'*.

Loin de moi l'idée de vouloir nier l'existence des fraudes scientifiques. Quand elles sont avérées, elle sont évidemment condamnables. Mais tout n'est pas fraude. Je voudrais digresser sur le buzz. Sur la manière d'enjoliver un résultat, ou du moins de le présenter sous un jour favorable. Est-ce qu'enjoliver un résultat c'est frauder ?

Ce sera plus clair avec un exemple concret. Nous venons de libérer** une étude dans laquelle nous avons posé une question simple : est-ce que les écoliers peuvent participer à la recherche en écologie ? Nous nous sommes appuyés sur une programme de science citoyenne pour évaluer la capacité des enfants à mesurer les dégâts causés par les insectes herbivores sur les arbres et le taux de prédation sur de fausses chenilles faites en pâte à modeler. Nous nous sommes amusés (oui, c'est le bon terme) à comparer les estimations faites par les enfants à celles faites par des scientifiques professionnels. Mais par curiosité, nous avons divisé le groupe des "scientifiques professionnels" en deux catégories. La première rassemblait des scientifiques entraînés à mesurer prédation et dégâts d'insectes. C'était notre groupe témoin. La seconde était constituée de scientifiques professionnels, tous écologues, mais travaillant parfois sur des sujets très différents (des pathologistes, des généticiens, de génomiciens...).



Vous vous demandez quel était le résultat de cette comparaison ? Il y a deux façons de voir les choses, selon que vous considérez le verre à moitié plein, ou à moitié vide.

D'abord les faits. J'entends par là le résultat brut présenté dans la section "résultats" de l'article***.

1 - Les enfants surestiment le taux de prédation et les dégâts d'insectes par rapport au groupe témoin. 2 - Les scientifiques professionnels non spécialistes du sujet surestiment le taux de prédation et les dégâts d'insectes par rapport au groupe témoin.
(Pour les détails, je vous renvoie à l'article.)

Ensuite la manière de les présenter.

Laissez moi commencer par la version enthousiaste présentant le verre à moitié plein.  Elle consiste à retenir  que les enfants font aussi bien que des scientifiques professionnels non entraînés pour estimer les dégâts d'insectes et le taux de prédation sur de fausses chenilles. Si je voulais donner dans le prosélytisme, c'est certainement comme ça qu'il faudrait que je présente les résultats de notre étude.

Si le verre est à moitié plein, c'est qu'il est aussi à moitié vide. Dans cette optique là, on retiendrait que les estimations faites par les enfants sont biaisées, mais qu'en plus celles des scientifiques professionnels non entraînés le sont aussi.

Dans le premier cas, je me fais l'avocat de la démocratisation de la science au travers de la science citoyenne. Dans le second cas, je me place plutôt en gardien de la science juste nourrissant une certaine réticence (voire pire) vis-à-vis des sciences citoyennes. C'est un peu raccourci, je l'admets. L'article est plus nuancé.

Je retiens de cet exemple que la manière de présenter les faits peut modifier la perception que le lecteur aura de l'article. Pour autant, est-ce tricher ? C'est une question de perspective : vous ne voyez pas la montagne de la même manière selon que vous la regardez d'en bas dans la vallée, depuis le col d'en face, ou depuis un avion. C'est pourtant la même montagne.

Je n'ai pas assez de philosophie et d'érudition pour trancher la question de savoir si enjoliver c'est tricher. Mais ce que je sais, c'est qu'écrire c'est choisir. Comme scientifique, j'écris pour être lu. Il y a trop d'articles scientifiques qui sont publiés tous les jours pour que je puisse tous les lire et si je veux que les miens ne soient pas perdus dans la masse, je dois les rendre attractifs. D'un autre côté, j'ai en tête ce contrat méthodologique que j'évoquais plus haut. Je suis un scientifique, pas un prosélyte ou un marchand de tapis. Je dois rester objectif face aux faits. Mais ni moi ni la majorité de mes collègues ne sont des robots pour autant, et ce qui anime notre curiosité et nous motive dans nos recherches, c'est une affaire toute personnelle. Du coup -- pour sacrifier à l'expression à la mode -- quand j'écris un article scientifique, l'objectivité est un effort conscient. Mais il est difficile d'empêcher le lecteur de lire entre les lignes ce que l'auteur n'a même pas pas écrit de manière inconsciente (double négation ! Prenez le temps de relire la phrase). Est-ce pour autant un problème ?

Pas vraiment. L'entreprise scientifique s'est collectivement dotée de nombreux gardes fous et moyens d'autocontrôle et d'autocorrection de sorte que les résultats rendus publics sont généralement objectivement acceptables*. Si controverse il peut y avoir sur la manière de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein, alors tant mieux, parce qu'elle fait avancer le débat. Mais attention, cela veut aussi dire qu'avant de se faire une opinion sur une question scientifique, il est crucial de l'éclairer sous tous les angles. Ou alors de remplir le verre et de le vider plusieurs fois. Pour voir avec modération.

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* Attention toutefois à ne pas tuer le troupeau pour une brebis galeuse. Qu'il me soit permis de comparer les cas de fraudes scientifiques avérées aux effets secondaires indésirables listés sur le boites de médicaments : on ne peut pas éthiquement les passer sous silence, mais ils restent tellement rares qu'il serait pour le moins gênant de priver l'ensemble de la société d'un traitement  efficace. Oh là là, je viens d'ouvrir une boite de Pandore !

** Tous les co-auteurs de l'étude approuvent le travail qui a été fait et en ont rendu compte dans un article. L'article a été soumise à un journal scientifique mais n'a pas encore été évalué par la communauté scientifique. En attendant, nous l'avons déposé sur une archive ouverte de sorte qu'il est disponible pour tout un chacun.

*** On peut voir la partie "Resultats" comme la partie la plus factuelle et objective d'un article scientifique. Mais comme les résultats s'appuient sur des choix d'hypothèses et de méthodes eux même mâtinés de subjectivité, on pourrait en discuter.

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